2022-04-23 23:34:07
« Le sacrifice a pour fonction d’apaiser les violences intestines, d’empêcher les conflits d’éclater. Mais les sociétés qui n’ont pas de rites proprement sacrificiels, comme la nôtre, réussissent très bien à s’en passer ; la violence intestine n’est pas absente, sans doute, mais elle ne se déchaîne jamais au point de compromettre l’existence de la société. Le fait que le sacrifice et les autres formes rituelles puissent disparaître sans conséquences catastrophiques doit expliquer en partie l’impuissance à leur égard de l’ethnologie et des sciences religieuses, notre inaptitude à attribuer une fonction réelle à ces phénomènes culturels. Il nous est difficile de penser comme indispensables des institutions dont nous n’avons, semble-t-il, aucun besoin.
Entre une société telle que la nôtre et les sociétés religieuses, il existe peut-être une différence dont les rites et plus particulièrement le sacrifice pourraient bien nous masquer le caractère décisif, s’ils jouaient à son égard un rôle compensateur. On s’expliquerait, ainsi, que la fonction du sacrifice nous ait toujours échappé.
Dès que la violence intestine refoulée par le sacrifice révèle un peu sa nature, elle se présente, on vient de le voir, sous la forme de la vengeance du sang, du blood feud qui ne joue dans notre monde qu’un rôle insignifiant ou même nul. C'est de ce côté-là, peut-être, qu’il convient de chercher la différence des sociétés primitives, la fatalité spécifique dont nous sommes débarrassés et que le sacrifice ne peut pas écarter, visiblement, mais qu’il maintient dans des limites tolérables.
Pourquoi la vengeance du sang, partout où elle sévit, constitue-t-elle une menace insupportable ? La seule vengeance satisfaisante, devant le sang versé, consiste à verser le sang du criminel. Il n’y a pas de différence nette entre l’acte que la vengeance punit et la vengeance elle-même. La vengeance se veut représaille et toute représaille appelle de nouvelles représailles. Le crime que la vengeance punit ne se conçoit presque jamais lui-même comme premier ; il se veut déjà vengeance d’un crime plus originel.
La vengeance constitue donc un processus infini, interminable. Chaque fois qu’elle surgit en un point quelconque d’une communauté elle tend à s’étendre et à gagner l’ensemble du corps social. Elle risque de provoquer une véritable réaction en chaîne aux conséquences rapidement fatales dans une société de dimensions réduites. La multiplication des représailles met en jeu l’existence même de la société. C'est pourquoi la vengeance fait partout l’objet d’un interdit très strict.
Mais c’est là, curieusement, où cet interdit est le plus strict que la vengeance est reine. Même quand elle reste dans l’ombre, quand son rôle reste nul, en apparence, elle détermine beaucoup de choses dans les rapports entre les hommes. Cela ne veut pas dire que l’interdit dont la vengeance fait l’objet soit secrètement bafoué. C'est parce que le meurtre fait horreur, c’est parce qu’il faut empêcher les hommes de tuer que s’impose le devoir de la vengeance. Le devoir de ne jamais verser le sang n’est pas vraiment distinct du devoir de venger le sang versé. Pour faire cesser la vengeance, par conséquent, comme pour faire cesser la guerre, de nos jours, il ne suffit pas de convaincre les hommes que la violence est odieuse ; c’est bien parce qu’ils en sont convaincus qu’ils se font un devoir de la venger.
Dans un monde sur lequel plane encore la vengeance, il est impossible de nourrir à son sujet des idées sans équivoque, d’en parler sans se contredire. Dans la tragédie grecque, par exemple, il n’y a pas, il ne peut pas y avoir d’attitude cohérente au sujet de la vengeance. S'évertuer à tirer de la tragédie une théorie soit positive, soit négative, de la vengeance, c’est déjà manquer l’essence du tragique. Chacun embrasse et condamne la vengeance avec la même fougue suivant la position qu’il occupe, de moment en moment, sur l’échiquier de la violence. »
René Girard,
La violence et le sacré, 1972.
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