2022-04-14 22:47:38
« Le président parlait toujours.
La séance du conseil général, qui avait commencé à sept heures, durait encore à dix heures du soir.
Le président disait :
« C’est des histoires. On n’a jamais très bien su ce qui s’était passé là-haut, et il y a vingt ans de ça, et c’est vieux. Le plus clair de la chose à mon avis c’est que voilà vingt ans qu’on laisse perdre ainsi de la belle herbe, de quoi nourrir septante bêtes tout l’été ; alors, si vous pensez que la commune est assez riche pour se payer ce luxe, dites-le ; mais, moi, je ne le pense pas, et c’est moi qui suis responsable... »
Notre président Maurice Prâlong, parce qu’il avait été nommé par les jeunes, et le parti des jeunes le soutenait ; mais il y avait le parti des vieux.
« C’est justement, disait Munier, tu es trop jeune. Nous, au contraire, on se rappelle. »
Alors il a raconté une fois de plus ce qui s’était passé, il y a vingt ans, dans ce pâturage d’en haut, nommé Sasseneire et il disait :
« On tient à notre herbe autant que vous, autant que vous on a souci des finances de la commune ; seulement l’argent compte-t-il encore, quand c’est notre vie qui est en jeu ? »
Ce qui fit rire ; mais lui :
« Que si, comme je dis, et je dis bien, et je redis...
– Allons ! disait le président... »
Les jeunes le soutenaient toujours, mais les vieux protestèrent encore ; et Munier :
« Je dis la vie, la vie des bêtes, la vie des gens...
– Allons, recommençait le président, c’est des histoires... Tandis que mon cousin Crittin est un homme sérieux, on aurait avec lui toute garantie. Et, comme je vous dis, ce serait septante bêtes au moins qui seraient casées pour tout l’été, quand on ne sait déjà plus comment les nourrir ici, à cause de toute cette herbe qui devient verte là-haut, pousse, mûrit, sèche, et personne pour en profiter... Vous n’auriez pourtant qu’à dire oui... »
Munier secoua la tête.
« Moi, je dis non. »
Plusieurs des vieux dirent non de même. Munier, de nouveau, s’était levé :
« L’affaire, voyez-vous, rapporterait à la commune cinq mille francs par an, dix mille francs, quinze mille francs, elle rapporterait cinquante mille francs par an que je dirais non quand même, et encore non, et toujours non. Parce qu’il y a la vie des hommes, et pas seulement leur vie dans ce monde-ci, mais leur vie dans l’autre, et elle vaut mieux que l’or qu’on pourrait entasser, dût-il monter plus haut que le toit des maisons... »
Le parti des jeunes l’a interrompu.
Ils disaient : « C’est bon, on n’a qu’à voter ! »
Il y en avait qui tiraient leurs montres :
« Depuis trois heures qu’on parle de ça !... Qui est-ce qui est pour ? Qui est-ce qui est contre ? »
Ils votèrent d’abord pour savoir si on allait voter, en levant la main ; puis ils votèrent par oui et non.
« Ceux qui votent oui lèvent la main », dit le président.
Il y eut 58 mains qui se levèrent, et 33 seulement qui ne se sont pas levées. »
Charles-Ferdinand Ramuz,
La grande peur dans la montagne, 1926.
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