2022-06-12 22:42:21
Le ton était à présent déterminé, volontaire.
– Tout débuta avec la Peste. Pour le commun des mortels, une tragédie humanitaire sans précédent. Mais pour les Imbus, une chance inespérée de réaliser leur vieux rêve : celui d'une économie parfaitement rationnelle, débarrassée de toute scorie, exclusivement dévolue à la satisfactions de leurs besoins.
« Les sociétés d'avant-peste ployaient sous le fardeau croissant de leurs pauvres, bouches inutiles criant famine au seuil des beaux quartiers, continents d'enfants faméliques crevant, des mouches pleines la gueule, à deux heures de vol des nantis. La violence de ces malheureux croissait en raison directe de leur désespoir. La planète semblait une marée de misérables assiégeant des oasis d'insultante opulence.
« Dans un premier temps, on se persuada qu'il s'agissait d'un problème transitoire, que, la croissance économique et une meilleure répartition de ses fruits aidant, l'on verrait bientôt le bout du tunnel, qu'en attendant de déboucher sur les grasses prairie d'Éden des secours judicieusement distribués parviendraient à contenir les plus nécessiteux ou les plus impatients. La vérité était tout autre : la pauvreté n'était pas un effet secondaire indésirable de la richesse, elle en était le principe actif. Elle n'en était pas la conséquence, mais la fondamentale
condition de possibilité. La prospérité de quelques-uns s'enracinait dans la misère du plus grand nombre. Le tunnel était une boucle sans fin.
« Murmurée, à ses débuts, à voix basse et l'air gêné, une opinion acquit petit à petit droit de cité parmi les privilégiés des oasis : il fallait se faire une raison, les richesses toujours plus considérables englouties dans la charité publique ne parviendraient jamais à endiguer la crue de cette violence structurelle. Le seul moyen de se protéger de ces masses furieuses, de mettre un terme définitif à cette dangereuse promiscuité, était de s'en séparer
physiquement. Après tout, ce n'étaient que d'irrécupérables improductifs, des parasites coûtant bien plus qu'ils ne rapporteraient jamais. Pourquoi continuer à s'imposer de tels fardeaux ? D'ailleurs, par leurs exactions, ils avaient rompu le contrat social, et délié les honnêtes gens de leurs obligations à leur endroit. Il se trouva des intellectuels pour conférer une apparence d'honorabilité à cette nouvelle forme d'apartheid, qu'ils ornèrent du beau nom de
libéralisme, dernier crime commis par le vingtième siècle au nom de la liberté.
« La tentation du développement séparé a de tout temps hanté les civilisations riches. Que ce soit par l'institution de ghettos, de quartiers périphériques, de "villes nouvelles" ou par la fermeture des frontières aux indésirables, les nantis ont toujours souhaité tenir les gueux à distance. Cet idéal, la Grande Peste allait leur fournir l'occasion de le porter à son comble.
« Par les coupes claires qu'il pratiqua dans la population, le fléau dilacéra le tissu communautaire et disloqua les anciennes solidarités au point d'annihiler toute résistance. À de rares exceptions – comme les émeutes de 2011 à Paris – les Imbus n'eurent aucune peine à convaincre les rescapés, sous prétexte de protection bactériologique, de s'enfermer dans les pyramides pour y pratiquer avec dévotion la nouvelle religion : Zéro Contact.
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