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« [lettre] Monsieur le chef de la gare de l’Est, Les travaux d | Читаю вещи

« [lettre]
Monsieur le chef de la gare de l’Est,
Les travaux de rénovation de votre gare sont achevés, et je vous en félicite. Néanmoins, je serais heureux de pouvoir m’y asseoir quelques minutes. Vous avez très parcimonieusement distribué les sièges dans le grand hall d’entrée. Une quarantaine de petites banquettes anti-pauvres (séparées par des accoudoirs), et anti-feignasses (sans dossiers), et en rangs d’oignons, comme au cinéma. On ne s’y attarde pas. Aujourd’hui, j’ai dû attendre qu’une place se libère. J’ai pu constater que ce hall, autrefois magnifique dans sa vaste nudité, avait été proprement transformé en galerie marchande. Vous y avez laissé planter quatre magasins, dont un chocolatier et un “Body shop” — quel nom atroce. Je regrette beaucoup le grand hall d’avant, qui ne vous avait rien fait, et se trouve aujourd’hui massacré comme un visage par des verrues, d’autant que le premier sous-sol était déjà entièrement consacré à de nombreuses boutiques. Je ne sais pas vous, mais moi j’aime qu’une gare soit une gare. Certes, il est bon qu’on puisse s’y restaurer, ou y acheter ce dont on a besoin pour voyager : des journaux, des livres. Mais des chemises ou des cravates, non. Cela procède d’une mode assez pénible, à laquelle vous avez sacrifié : celle qui consiste à transformer les lieux en ce qu’ils ne sont pas, et plus généralement à convertir tout lieu public en centre commercial.
J’aime aussi savoir l’heure qu’il est. De là où j’étais, assis sur vos machins anti-tout le monde, ces boutiques, horreurs cubiques et trop vite édifiées, ne me laissaient voir aucune horloge. Dans une gare je veux voir des horloges partout. Celles de la salle des pas perdus, au nombre de deux, sont elles-mêmes masquées par de grandes toiles publicitaires pendues à intervalles réguliers, et par les panneaux indiquant les départs et les arrivées des trains, qui étaient bien placés en tête des quais, mais sont accrochés aujourd’hui dans le mauvais sens : lorsque vous arrivez et cherchez le vôtre, vous les voyez de profil. Ils étaient immenses, autrefois. Ce ne sont plus que de petits écrans vidéo, comme dans les aéroports que vous avez cherché à imiter.
Quand on veut quitter la gare pour prendre le métro, il faut descendre. Dans votre grande sagesse, vous avez doublé les escaliers mécaniques ; mais chaque paire va dans le même sens ! Par un fait exprès, comme la tartine tombe du côté de la confiture, on se trouve toujours face à ceux qui montent quand on veut descendre, et il faut faire des tours et des détours pour trouver les autres.
Enfin, il y a encore des trains qui partent de votre gare, c’est toujours cela de pris. Un jour, je vous parlerai des trains de banlieue : je vous dirai les contrôleurs qui vous réveillent pour voir votre billet — alors que vous l’avez passé dans une machine pour entrer, et que vous le passerez dans une autre pour sortir, ce qui fait six contrôles par aller-retour ; je vous raconterai les wagons glacés en hiver, et d’une telle chaleur en été que les voyageurs fondent sans pourtant lever un doigt ; je vous montrerai les fenêtres des étages supérieurs des wagons à deux niveaux, qui vous interdisent de caler vos épaules parce qu’elles sont inclinées vers l’intérieur. Je vous décrirai les grilles en tout genre que vos collègues ont plantées systématiquement entre les sorties de gare et les parcs de stationnement, en sorte que, soir après soir, on doit les contourner. Vous me direz que cela n’est pas de votre ressort, vous aurez raison. Mais pourquoi votre société ne peut-elle comprendre qu’un voyageur a des épaules pour tenir ses bras, des yeux pour lire l’heure, des fesses pour s’asseoir, qu’il a envie de rentrer chez lui au plus vite, et enfin qu’il aime les halls de gare qui ont l’air de halls de gare ?
Veuillez agréer… »

Jacques Drillon, Cadence.