2021-03-16 23:11:42
Ce livre est le déroulement d’une enquête à partir de l’observation d’un fait. Il se trouve que cette enquête mène loin.
En partant de l’examen, assez prosaïque, de l’investissement américain en Europe, on découvre un univers économique qui s’affaisse — le nôtre — des structures politiques et mentales — les nôtres — qui cèdent devant la poussée extérieure, les prémices d’une faillite historique ; la nôtre.
On pense naturellement à dresser des défenses, à empêcher l’envahisseur de pénétrer. Mais toute mesure « défensive » risque d’aggraver notre faiblesse. En cherchant pourquoi, on tombe sur l’essentiel : la guerre, car c’en est une, ne nous est pas livrée à coups de dollars, de pétrole, de tonnes d’acier, ni même de machines modernes, mais à coups d’imagination créatrice, et de talent d’organisation.
Une quinzaine, au moins, d’experts européens, de qualité et d’autorité, savent ces choses depuis quelque temps, et ils les ont très bien dites ; ils n’ont pas été entendus. Le déroulement de notre enquête c’est, essentiellement, l’assemblage de ce que ces hommes ont aperçu, décrit, et mesuré.
Mais si chaque pièce, séparée, du puzzle a été regardée avec une évidente distraction par ceux qui doivent éclairer les options et guider l’opinion, l’ensemble ne peut plus être ignoré. L’événement qu’il forme, le danger qu’il traduit, sa taille et sa puissance, dominent et fascinent. Au point que le risque serait maintenant de tomber de l’ignorance dans le découragement.
Peut-être, le jour viendra-t-il où il n’y aurait plus qu’à regarder l’Europe, comme foyer de civilisation, s’engloutir. Mais ce jour n’est pas venu ; il est encore temps d’agir.
Agir comment ? Se battre contre quoi ? C’est moins l’absence d’une volonté européenne qui est à redouter que son imprécision.
Car la General Motors n’est pas la Wehrmacht, l’affaire Bull n’est pas Munich, et le Concorde n’est pas Sedan. C’est la première grande guerre sans armes ni armures. S’il y avait aujourd’hui un autre André Malraux, ce n’est plus avec l’héroïsme des combats de Terruel qu’il ferait vibrer l’âme d’une génération, mais avec la lutte fabuleuse pour la conquête de la métallurgie du Titane ou, féroce, pour la maîtrise de l’univers mental des circuits-intégrés.
A défaut d’un grand poète lyrique les faits eux-mêmes sont chargés de puissance et d’émotion. Il suffit d’observer, tel l’hirondelle célèbre, l’investissement américain raser d’abord le sol avec un bruit léger, de ne plus le quitter des yeux, pour voir ce qu’il porte avec lui, comment « il s’élance, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne… ». Le voici.
Jean-Jacques Servan-Schreiber,
Le Défi américain, 1967
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