Получи случайную криптовалюту за регистрацию!

Il n’en resterait donc rien, ou seulement la petite pédagogie | Читаю вещи

Il n’en resterait donc rien, ou seulement la petite pédagogie que je décrivais ? Pas tout à fait. A la grande époque, autour de 1970, la théorie était un contre-discours, qui mettait en question les prémisses de la critique traditionnelle. Objectivité, goût et clarté, ainsi Barthes résumait-il, dans Critique et Vérité, en 1966, l’année magique, les articles de foi du « vraisemblable critique » universitaire auquel il voulait substituer une « science de la littérature ». Il y a théorie quand les prémisses du discours ordinaire sur la littérature ne sont plus acceptées comme allant de soi, quand elles sont questionnées, exposées comme des constructions historiques, comme des conventions. A ses débuts, l’histoire littéraire se fondait elle aussi sur une théorie, au nom de laquelle elle élimina de l’enseignement littéraire la vieille rhétorique, mais cette théorie a été perdue de vue ou édulcorée au fur et à mesure que l’histoire littéraire s’identifiait à l’institution scolaire et universitaire. L’appel à la théorie est par définition oppositionnel, voire subversif et insurrectionnel, mais la fatalité de la théorie est d’être transformée en méthode par l’institution académique, d’être récupérée, comme on disait. Vingt ans après, ce qui frappe, autant sinon plus que le conflit violent de l’histoire et de la théorie littéraires, c’est la similitude des questions posées par l’une et par l’autre dans leurs débuts enthousiastes, et notamment celle-ci, toujours la même : « Qu’est-ce que la littérature ? »

Permanence des questions, contradiction et fragilité des réponses : il en résulte qu’il est toujours pertinent de repartir des notions populaires que la théorie a voulu annuler, les mêmes qui se sont redressées depuis que la théorie s’est essoufflée, afin de repasser par les réponses oppositionnelles qu’elle a proposées, mais aussi d’essayer de comprendre pourquoi celles-ci n’ont pas résolu une fois pour toutes les vieilles questions. Peut-être la théorie, à force de lutter contre l’hydre de Lerne, a-t-elle poussé ses arguments trop loin et se sont-ils retournés contre elle ? Chaque année, devant de nouveaux étudiants, il faut repartir des mêmes figures de bon sens et clichés irrépressibles, du même petit nombre d’énigmes ou de lieux communs qui balisent le discours ordinaire sur la littérature. J’en examinerai quelques-uns, les plus résistants, car c’est autour d’eux qu’on peut construire une présentation sympathique de la théorie littéraire dans toute la vigueur de ses justes colères, à travers la manière dont elle les a combattus – en vain. »


Antoine Compagnon, Le démon de la théorie, 1998.