Получи случайную криптовалюту за регистрацию!

« Un Polonais, un Tchèque, un Hongrois. Et trois générations | Читаю вещи

« Un Polonais, un Tchèque, un Hongrois. Et trois générations

Trois générations se croisent et s'entrecroisent ainsi dans ces pages. La première est composée d'écrivains « habsbourgeois » nés dans le dernier quart du XIXe siècle, dont certains appartiennent à ce qu'on a coutume d'appeler la culture judéo-allemande. Songeons à la pléiade des grands romanciers centre-européens, à Kafka bien sûr, mais aussi à Joseph Roth, Robert Musil, Karl Kraus, Hermann Broch ou Jaroslav Hasek, l'auteur du Brave soldat Chvéïk. Avec eux, l'Europe centrale s'impose comme une sorte de « laboratoire du crépuscule » (Kundera), comme le lieu d'où nous furent révélées quelques-unes des contradictions majeures opérant au sein même de la « maison modernité ». Tous ont pressenti avec une extraordinaire lucidité la déshumanisation potentielle induite par l'identification de la Raison à l'impersonnalité de l'uniforme, à l'anonymat de la loi, à la neutralité de l'État et des appareils bureaucratiques toujours enclins à évoluer « par-delà le bien et le mal ». Comme si le rationnel et l'impersonnel étaient synonymes, comme si l'universel ne pouvait se conjuguer qu'à la troisième personne du singulier. Partant de ce constat, une interrogation lancinante traverse leurs écrits : comment repenser l'universalisme européen afin qu'il ne puisse en aucun cas arracher l'individu au « je » et au « tu », à la responsabilité de ses actes et au monde partagé avec d'autres ?

La deuxième génération, qui s'inscrit pleinement dans le sillage de ces mises en garde trop peu entendues, est précisément celle de Milosz, Patocka et Bibó, parvenus à l'âge adulte dans les années trente. Elle est au cœur de cet ouvrage. Tout en se réclamant de l'esprit européen, ces hommes ont rien de moins que jeté les bases d'une nouvelle culture politique, bouleversant largement les modèles traditionnels. Ce qui les rassemble ? Une manière inédite de conjoindre un point de vue moral et humaniste radical à une fidélité jamais démentie, bien que toujours critique, à l'héritage des Lumières. Fidélité critique au sens où les esprits centre-européens les plus créatifs de cette génération partagent un regard impitoyablement démystificateur sur le totalitarisme certes, mais aussi, et plus largement, sur les promesses avortées de la civilisation moderne dans son ensemble. Du moins toutes les fois que celle-ci s'autorise à dissoudre les impératifs éthiques les plus fondamentaux dans la logique inexorable de la Révolution, du Marché, de la Technique ou de la Croissance.

On pourrait ainsi avancer que l'originalité de ces penseurs a consisté à faire passer à gauche (non communiste s'entend) deux grands thèmes. À gauche, la critique de la modernité technique, dont le communisme tardif incarnait à leurs yeux la pointe la plus avancée, la rencontre historique, en somme, de la dictature et de la société de consommation. Une critique émise, autrement dit, au nom même des vertus émancipatrices de la modernité politique. À gauche encore, la problématique morale : soit l'idée que la conscience individuelle constitue, de nos jours, l'instance subversive par excellence. Par leur insistance sur l'horizon éthique de la démocratie et leur plaidoyer en faveur d'une politique de la conscience soucieuse de se placer sur un terrain avant tout existentiel, ces penseurs ont bel et bien quelque chose d'essentiel à nous offrir s'agissant de nous orienter dans le monde, ou plutôt dans le chaos contemporain. »


Alexandra Laignel-Lavastine, Esprits d'Europe, Autour de Czeslaw Milosz, Jan Patocka, István Bibó, 2005.